Main
News
Editions

 

Subscription

 

M. Jean-Paul Costa est né le 3 novembre 1941, à Tunis. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris en 1961, il obtient une licence en droit, à Faculté de Droit de Paris, en 1962 et, en 1964, un diplôme d’études supérieures de droit public. Ancien élève de l’École nationale d’administration (1964—1966), il devient auditeur au Conseil d’État, puis rapporteur à la section du contentieux du Conseil d’État (1966—1971, 1977—1980, 1987—1989) et assesseur de sous-section du contentieux (1989—1993). De 1981 à 1984, il est Directeur du cabinet du ministre de l’Éducation nationale. De 1989 à 1998, il est Professeur associé, à l’Université d’Orléans, puis, de 1992 à 1998, de l’Université Panthéon-Sorbonne. Il occupe le poste de Président de sous-section à la section du contentieux du Conseil d’État, de 1993 à 1998.

Le 1er novembre 1998, il devient juge à la Cour européenne des Droits de l‘Homme (France); depuis le 1er mai 2000 — Président de Section et Vice-président de la Cour depuis le 1er novembre 2001. Le 29 novembre 2006, par vote secret, lors d’une réunion plénière de la Cour, M. Jean-Paul Costa est élu Président de la Cour européenne des Droits de l‘Homme pour un délai de trois ans. Il entre dans ses fonctions le 19 janvier 2007.

 

Vitali PORTNOV: Monsieur le Président, je vous remercie d’avoir aimablement accordé une interview à une revue russe. J’ai plusieurs questions. La première, très simple: où va la Cour Européenne? Cette question inclut tout ce qui se rapporte au Protocole 14 à la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Jean-Paul COSTA: A mon avis, la Cour est à un tournant comme elle en a connu déjà plusieurs dans son existence depuis plus de quarante ans, mais j’espère que ce tournant va être un tournant positif et que la Cour va pouvoir dans l’avenir jouer un rôle toujours plus utile pour la protection des droits de l’homme dans toute la grande Europe. Je précise que cette phase n’est pas facile, d’abord à cause de l’afflux considérable de requêtes à Strasbourg. Et, deuxièmement, la réforme de la Cour s’est trouvée dans une situation complexe suite au retard pris avec la ratification et l’entrée en vigueur du Protocole 14, au Rapport des Sages et à d’autres événements.
Mais au total, pour répondre à votre question, où va la Cour, je suis optimiste, elle ne va pas dans le mur, elle va dans une bonne direction.

Vitali PORTNOV: En continuant sur ce sujet, comment voyez-vous la réforme ultérieure de la Cour et n’est-il pas déjà envisageable de réfléchir au Protocole N° 15?

Jean-Paul COSTA: Alors, la première partie de la question c’est facile de répondre. Je ne crois pas qu’on puisse avoir une croissance illimitée du nombre des requêtes à Strasbourg parce que cela impliquerait aussi une croissance à peu près illimitée des moyens donnés à la Cour, des moyens humains, des moyens financiers, et surtout parce que, comme vous le savez, la grande majorité des requêtes sont des requêtes qui n’ont aucune chance de succès.
Donc la solution principale pour moi c’est une solution consistant à réduire le nombre de requêtes au moyen, principalement, de deux solutions: la première c’est la meilleure application du principe de subsidiarité, donc une prévention des dérogations à la Convention grâce à des efforts des États eux-mêmes; et la deuxième solution principale c’est un mécanisme efficace de filtrage par la Cour de requêtes, probablement en suivant les grandes lignes de ce que les Sages ont proposé dans leur rapport, mais à condition, bien entendu, de clarifier beaucoup de choses qui sont dans leur proposition et qui ne sont pas encore précises.
Alors, votre deuxième question est un peu plus difficile. Je crois qu’il y aura un Protocole 15, mais pour qu’il y ait un protocole 15, il faut qu’il y ait un Protocole 14. J’espère et je crois que le Protocole 14 entrera en vigueur dans des délais rapides et je pense qu’ensuite il faudra un Protocole 15 pour mettre en oeuvre celles des propositions du Rapport des Sages qui vont plus loin que le Protocole 14 et, peut être, pour mettre en oeuvre d’autres idées qui pourraient être émises par les pays-membres lors de la préparation. Mais enfin, vu les délais que l’expérience nous a montrés, et même en cas de préparation urgente du Protocole numéro 15, il n’entrera pas en vigueur avant quatre ou cinq ans, compte tenu des délais, de sa signature et des ratifications.
C’est-à-dire probablement au moment où moi-même je quitterais la Cour à cause de la limite d’âge.

Vitali PORTNOV: A condition que le Protocole 15 ne prolonge pas la limite d’âge ou ne l’abroge pas.

Jean-Paul COSTA: Je peux dire que tant que Dieu me prêtera vie, je serais ravi de pouvoir continuer de diriger la Cour. Mais c’est une autre question.

Vitali PORTNOV: Pour ce qui est du Protocole N° 14, il faut savoir que non seulement la Fédération de Russie, mais plusieurs pays ont émis, lors de la signature de ce Protocole, des «avis particuliers»; et de réelles remarques ont été prononcées en ce qui concerne le Protocole N° 14, non seulement par la Fédération de Russie, mais par d’autres pays.

Jean-Paul COSTA: Quand on avait le Protocole numéro 11 sur la réforme de la Cour qui est entré en vigueur, à l’époque personne ne pensait encore, déjà au Protocole 14. Il y a eu le Protocole 12 et le Protocole 13, mais ça ce sont des dispositions de droit matériel — pas sur des dispositions institutionnelles. Et puis très vite on s’est rendu compte déjà que le Protocole 11 était dépassé et qu’un nouveau Protocole sur la réforme de la Cour s’imposait. Donc je comprends très bien que certains États pensent déjà au Protocole 15, mais moi je suis un cartésien, je suis du pays de Descartes, et je trouve que le 15 doit aller après le 14.

Vitali PORTNOV: A ce propos, permettez-moi de vous poser la question suivante. À mon avis, le Protocole N° 14 devrait être suivi de la préparation du Protocole N° 15 où l’on pourrait formuler plus clairement les aspects procéduraux des activités de la Cour afin de réduire au minimum la marge d’appréciation dans la procédure de traitement des affaires. Cela serait utile à la Cour également.

Jean-Paul COSTA: Oui, mais à mon avis c’est très difficile de figer dans un texte des notions comme celle de marge d’appréciation des États et encore plus de marge d’appréciation des juges. C’est plus le Règlement de la Cour, la pratique judiciaire. Par exemple, la marge d’appréciation, telle que nous la pratiquons actuellement dans nos arrêts, est une notion purement jurisprudentielle. Et une des convictions que j’ai à titre personnel et comme Président de cette Cour, c’est qu’il faut probablement dans certaines matières laisser une certaine marge d’appréciation aux États, mais qu’en même temps il faut éviter à tout prix les doubles ou triples standards selon les pays et en ce qui concerne les mêmes problèmes.

Vitali PORTNOV: Bien sûr, mais j’ai alors d’autres questions. Premièrement: le Règlement ne doit-il pas être clairement formulé et rester stable au lieu de changer tout les ans, comme il en était jusqu’à présent.

Jean-Paul COSTA: C’est vrai. La vérité c’est que nous avons élaboré le Règlement de la Cour de façon rapide parce que c’était l’entrée en vigueur de la Cour unique et permanente et probablement nous n’avons pas eu assez de temps pour bien réfléchir. Et donc nous avons été obligés ensuite de suivre un processus qui est, à mon avis, doublement dialectique. Probablement il y a eu une interaction entre la pratique judiciaire de la Cour et des défauts que nous avons constaté dans notre raisonnement, et deuxièmement, il y a eu une interaction entre les agents du Gouvernement, les organisations non-gouvernementales, la société civile, les avocats et la Cour qui nous a conduit à faire des modifications du règlement. Mais j’espère que dans l’avenir on aura une plus grande stabilité dans le règlement de la Cour. Les normes du Règlement doivent être plus constantes.

Vitali PORTNOV: Naturellement, la procédure est une sorte d’icône autour de laquelle s’organise la justice, mais la procédure doit rester claire.

Jean-Paul COSTA: Je suis d’accord avec vous. J’ai fait toute ma carrière ou presque au Conseil d‘État, et les grands Présidents du Conseil d’État disaient toujours aux jeunes comme moi, quand je suis entré, «La procédure n’est pas un vain formalisme, c’est une véritable façon de bien administrer la justice». Certains disaient même que c’est à la procédure qu’on reconnaît le bon juriste. Et là, je ne suis pas complètement d’accord parce que souvent précisément on pourrait oublier un petit peu le droit matériel si on a une approche un peu trop étroitement procédurale.

Vitali PORTNOV: Là, je ne suis pas entièrement d’accord avec vous. Oui, le droit matériel permet de par sa nature une application plus souple (et souvent, malheureusement, plus partiale). Néanmoins, l’application de la loi par les juges doit s’appuyer sur la sagesse du juge et sur son sens de la justice. En aucun cas, cela ne doit déboucher sur une situation incarnée par le vieux proverbe russe «la loi est telle une calèche — on peut tourner à gauche ou à droite».
Et maintenant, une question très importante: est-ce que le précédent peut être un dogme?

Jean-Paul COSTA: Je crois qu’il faut une stabilité jurisprudentielle, mais cela ne doit pas être un dogme — il faut de temps en temps changer. Ces derniers temps, la Cour doit affronter de nouveaux problèmes liés à la transsexualité et aux méthodes de procréation médicalement assistée, à l’euthanasie, à la transformation de la famille, mais ce sont des problèmes pour lesquels il n’y a pas de précédents et sur lesquels nous devons trancher.
Je me permets de me référer à un illustre auteur français qui est Montesquieu qui disait, dans son traité «De l’esprit des lois», que les lois doivent suivre les moeurs de la société, parce que si les lois restent immuables, alors se crée un décalage entre les lois et la société.
Il y a un exemple français qui m’a beaucoup frappé — une requête contre la France — c’est l’affaire Mazurek c. France. Depuis Bonaparte il y avait dans le Code Civil en France une discrimination entre les enfants nés du mariage et les enfants conçus hors du mariage. Tout le monde en France, de gauche ou de droite, disait: mais ce texte est archaïque, il faut l’abroger. Et le législateur ne passait jamais à l’acte pour une raison ou pour une autre. Et un jour il y a un monsieur qui était victime de cette discrimination qui a fait une requête devant notre Cour. La Cour a dit: c’est une violation claire de la Convention, et quelques mois plus tard cette vieille disposition du Code Napoléon avait été abrogée.
Alors, vous voyez, c’est un exemple de fait que la société change, les moeurs changent, et notre Cour doit aussi en tenir compte dans sa jurisprudence.

Vitali PORTNOV: Mais c’est un exemple français, tandis que la jurisprudence de la Cour Européenne concerne une multitude de pays avec leurs diversités nationales, territoriales. Voilà pourquoi il me semble qu’un précédent applicable envers le pays contre lequel la requête a été dirigée, ne peut être automatiquement appliqué à un autre pays.

Jean-Paul COSTA: ça dépend de la matière de la requête. Par exemple, lorsque la Cour a rendu son premier arrêt contre le Royaume-Uni en matière d’écoute téléphonique, il est clair que les autres pays auraient dû eux-mêmes en tirer les conséquences. Et là, je crois que ce n’est pas une question de tradition culturelle. Mais c’est vrai qu’il y a d’autres domaines, par exemple, la matière électorale, où il est peut-être dangereux de vouloir appliquer un modèle uniforme à tous les pays européens tant leurs systèmes électoraux sont différents. Et là, la bonne réponse c’est decombiner le précédent avec la marge d’appréciation par les pays dans le cadre des clauses de la Convention. Je me méfie personnellement de la transposition automatique des précédents.

Vitali PORTNOV: Merci beaucoup. Bientôt, nous allons fêter la Victoire dans la Deuxième guerre mondiale. Je sais que l’histoire de votre famille est liée à celle de l’escadrille Normandie-Niemen qui a contribué à écraser le fascisme et qui est restée dans le coeur des Russes.

Jean-Paul COSTA: Oui, en réalité il s’agit plutôt de ma belle-famille1, c’est-à-dire de mon beau-père qui a été, pendant la guerre, très proche de ces milieux, de l’escadrille de Normandie-Niemen. Et je crois qu’il y a quelques années, comme président de la fondation Charles de Gaulle, il a fait un discours à Moscou, où il a évoqué l’amitié historique entre la France et la Russie, forgée notamment pendant la Seconde Guerre Mondiale. Mon propre père avait des idées très proches, mais il a été mêlé de beaucoup plus loin à ces événements.

Vitali PORTNOV: Je vous remercie. J’espère qu’à l’avenir vous aurez l’occasion d’intervenir de temps en temps dans notre revue ce qui présentera un intérêt évident pour nos lecteurs et contribuera à une meilleure compréhension mutuelle des problèmes du droit et de la justice.

Jean-Paul COSTA: Très volontiers. Je suis toujours prêt à le faire.

 


Palais des Droits de l’Homme, Strasbourg, France,
le 4 avril 2007

© «Human Rights. Case-Law of the European Court
of Human Rights» Journal

Back Back


 © Copyright 2008-2010 Jpr-pechr.ru
Leonid Zheltikov  166@74912.com (ICQ 475027757)